Des victimes appellent une nouvelle fois le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, à revoir sa réforme de l’Indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC) : beaucoup verront leurs prestations s’interrompre le 14 octobre prochain. Plusieurs dizaines de victimes se sont manifestées à la suite d’une demande d’entrevue de La Presse. Nous avons recueilli les témoignages de quatre d’entre elles.
Ce qu’il faut savoir
Le gouvernement caquiste a adopté en 2021 une réforme de l’IVAC.
Cette réforme a permis d’élargir les prestations à un plus grand nombre de victimes, mais elle prévoit également une période maximale de trois ans pour la prestation palliant une perte de revenu. Auparavant, il n’y avait pas de limite de temps.
Beaucoup de victimes verront leurs prestations s’arrêter le 14 octobre prochain. Une prolongation pourrait être accordée à certaines conditions, mais elles restent floues.
« On m’a volé mon enfance. Et on m’a volé ma vie de femme. »
Fanny Pimparé avait 8 ans quand un voisin a commencé à lui infliger des sévices sexuels. Malgré tout, elle est ensuite parvenue à suivre des études, à trouver un travail comme éducatrice, à fonder une famille.
Je suis constamment dans un brouillard mental, je n’ai aucun contrôle sur mes émotions. J’ai mal partout, je fais des insomnies.
Fanny Pimparé
Fanny Pimparé fait partie des quelque 42 000 victimes qui perçoivent des prestations de l’IVAC, selon les chiffres transmis à La Presse par le cabinet du ministre de la Justice. Cette aide lui permet de pallier ses pertes de revenus et de rembourser ses soins médicaux.
Mais en juin, elle a reçu un appel pour lui signifier que ses prestations allaient cesser.
« Je ne suis plus que l’ombre de moi-même. J’aimerais vraiment savoir sur quoi ils se basent pour me dire que je vais pouvoir retravailler », dit-elle.
Une reprise du travail impossible
D’autres victimes sont dans le même cas.
Nathalie Brulé s’est fait battre pendant des mois par son ami et colocataire, en pleine pandémie. La dernière agression a été si violente qu’elle a perdu une partie de ses dents lorsque sa tête a heurté un mur.
Elle est parvenue à se défaire de l’emprise de son bourreau et à partir. Elle est restée deux ans dans la rue, puis a fini par se trouver une petite chambre, où elle vit depuis.
Lorsqu’elle a appris que ses prestations allaient s’interrompre, elle s’est mise à chercher un emploi dans l’urgence. Elle en a trouvé un sur la Côte-Nord, pour fuir loin de son agresseur.
Je suis à peine capable de marcher, de me laver. Je ne dors plus, je ne parle à personne, je ne sors pas de chez moi. Je ne me sens tellement pas prête à reprendre un travail.
Nathalie Brulé
De son côté, Dominique* a été victime d’inceste de 1 an et demi à 15 ans. Elle n’en garde aucun souvenir, elle l’a découvert en 2018. Puis, elle a compris un an plus tard que son ex-conjoint lui avait, lui aussi, fait subir des sévices pendant des années.
Elle souffre aujourd’hui d’anxiété, d’une dépression majeure et d’un stress post-traumatique. Elle croit voir ses agresseurs dans la rue quand elle sort de chez elle, entend leurs voix, a des flash-backs.
« Toutes les personnes qui me suivent me disent qu’il est complètement irréaliste que je reprenne le travail », dit-elle.
Trois ans pour guérir
Les victimes rencontrées par La Presse ont fait part de leur incompréhension vis-à-vis de la limite de trois ans de prestations fixée par le gouvernement.
« J’ai subi des abus pendant 25 ans. On ne met pas juste trois ans à se remettre de ça », lâche Dominique. On lui avait initialement dit que ses prestations se poursuivraient aussi longtemps qu’il le faudrait pour qu’elle se rétablisse. On lui a ensuite dit qu’elles s’arrêteraient en 2027. Puis elle a reçu un appel pour lui dire que ce serait finalement en octobre cette année.
« Si ça avait été un accident de travail ou de voiture, on aurait des indemnités à vie. Là, on se fait attaquer, frapper, tirer dessus. Et après trois ans, on n’a plus droit à rien », lance Laura Fortin.
Elle s’est fait agresser en 2019 par une connaissance dans la rue, qui l’a violemment projetée à terre. Sa tête a heurté l’asphalte. Elle a subi un traumatisme crânien, avec des séquelles visuelles. Elle n’a pas été en mesure de reprendre son emploi par la suite.
Un flou administratif
La réforme de la CAQ prévoit plusieurs exceptions à la limite de trois ans.
« [Les victimes] pourront continuer de recevoir des aides financières si elles sont toujours en incapacité », écrit le cabinet du ministre de la Justice dans un courriel à La Presse. « [Chacune] a été contactée individuellement au cours des derniers mois par l’IVAC, par lettre et par téléphone, afin d’être informée des possibilités qui s’offrent à elle. »
« Le régime d’indemnisation québécois est sans contredit le plus généreux au Canada », ajoute-t-il.
La Presse a pu consulter une copie de cette lettre envoyée aux victimes. On peut y lire que les indemnités vont être suspendues, sauf si elles ont conservé un lien avec leur employeur ou si leurs séquelles sont particulièrement lourdes.
Début septembre, aucune des victimes rencontrées par La Presse ne savait encore si ses indemnités allaient être prolongées ou non, à seulement un mois de l’échéance.
L’avocate Sophie Mongeon, qui en accompagne certaines dans leurs démarches administratives, avoue elle-même ne pas comprendre les conditions énoncées dans la lettre. « C’est complètement incompréhensible, c’est vraiment le Far West », soupire-t-elle.
Ce flou administratif laisse les victimes dans une incertitude financière et une détresse psychologique difficiles à supporter. Toutes redoutent de n’avoir d’autre choix que de reprendre le chemin du travail, alors qu’elles en sont incapables.
Un cri du cœur
« Je commence tout juste à me poser, à reprendre soin de moi. Et toi, tu me fais ça ? », s’étrangle Nathalie Brulé, en s’adressant à Simon Jolin-Barrette.
« Si je le pouvais, j’aimerais proposer au ministre qu’on échange nos vies pendant seulement trois jours », ajoute Fanny Pimparé. « Je suis sûre que 24 heures après, il me dirait : “Reprends ton corps, je n’en veux pas.” »
« Ils changent la loi quand ça leur tente, ils nous font subir un stress énorme, ils nous empêchent de guérir. Ils sont juste en train de nous tuer un peu plus », lâche Laura Fortin.
« J’ai l’impression d’être abusée encore une fois. Je me sens comme si je n’étais pas assez reconnaissante. J’aimerais vraiment ça, contribuer de nouveau à la société. Mais je ne le peux vraiment pas maintenant », dit Dominique.
* Dominique est un nom d’emprunt. La victime a souhaité garder l’anonymat de peur de représailles de la part de son ex-conjoint.