Un texte de Carl Marchand
Robert Charbonneau a été agressé par un policier de 1969 à 1985 sur la Rive-Sud, dans la région de de Montréal. S’il a remis sa vie sur les rails, l’homme de 65 ans ne peut oublier les sévices qu’il a subis.
« Il arrivait chez nous habillé en policier avec son gun et il m’agressait, raconte-t-il. Il savait tout le temps où je demeurais par mon numéro de permis de conduire. C’était effrayant. »
Anorexie, boulimie, polytoxicomanie, trouble de personnalité limite, relations difficiles avec l’autorité, le sexagénaire a traîné problèmes et dépendances toute sa vie.
En 2008, il dépose une demande d’indemnisation à l’IVAC. On la refuse d’abord, le délai de prescription, la période pour déposer une requête, n’était à l’époque que d’un an, avant d’être prolongé à deux ans en 2013.
Il doit ainsi formuler une demande de révision devant le Tribunal administratif du Québec (TAQ). Il lui aura fallu neuf ans et quatre procès pour faire accepter son dossier par l’organisme en 2017, à la suite d’un jugement de la Cour supérieure.
« Le dernier procès a été très douloureux, parce qu’il a fallu que je décrive pendant deux heures de temps tous les viols que j’avais subis. Ç’a été assez rough. »
L’acceptation de son dossier lui a finalement permis de recevoir les services d’une sexologue, mais rien n’est encore réglé au chapitre des indemnisations financières pour des agressions qui ont pris fin il y a 33 ans.
« Mon idée personnelle, c’est que l’IVAC ne veut pas indemniser. Ils indemnisent le moins possible, et je crois qu’ils tannent les victimes avec leurs maudites décisions et révisions, ce qui fait que beaucoup lâchent en chemin. »
Une situation dénoncée
L’un des rares avocats à se spécialiser dans ce type de dossiers, Me Marc Bellemare précise qu’une victime devra attendre de quatre à cinq ans pour obtenir une indemnisation financière, à partir du moment où son dossier a été jugé recevable.
Ceux et celles qui ne respectent pas de délai de prescription de deux ans devront se battre encore plus longtemps afin de démontrer qu’ils ne pouvaient pas aller chercher de l’aide à l’époque de leur agression.
Une injustice, croit l’avocat, d’autant qu’une telle limite temporelle ne s’applique pas quand vient le moment de porter plainte contre son agresseur à la police. « S’il n’y a pas de délai pour réprimer le crime, pour porter des accusations, il ne devrait pas y en avoir pour l’individu qui a été victime de ce crime-là. »
Un chèque de 224 $ déduit de l’aide sociale
Faire en sorte qu’une demande d’indemnisation soit acceptée n’est qu’une première étape devant l’IVAC. Sophie Vachon a déposé la sienne il y a près de six ans.
Agressée sexuellement à deux reprises dans son enfance, à 6 et 13 ans, la résidente de Saint-Georges en Beauce sera de nouveau victime d’agressions sexuelles une fois adulte. Des traumatismes qui s’ajoutent à de la violence physique et psychologique infligée par ses parents.
L’IVAC lui a bien fourni une thérapie avec une psychologue toutes les deux semaines pendant cinq ans. Depuis quelques mois, la femme de 46 ans a également obtenu des indemnisations, mais pas à la hauteur de ce qu’elle espérait : des versements de 224 $ par mois, un montant qui est retranché de ses prestations d’aide sociale.
L’organisme établit les versements en tenant compte du revenu de la victime lorsqu’elle formule sa demande et non pas au moment des faits. Sophie Vachon conteste toujours le montant qui lui a été accordé.
« Ça ne m’intéresse pas de vivre sur l’aide sociale, mais c’est comme une roue qui tourne, je ne suis pas capable de m’en sortir. »
Des estimations injustes
Me Manuel Johnson du Centre communautaire juridique de Pointe-Saint-Charles est un avocat de l’aide juridique qui traite des cas de contestations à l’IVAC. La procédure lui semble taillée sur mesure pour réduire les indemnisations versées aux victimes. Sa critique à l’endroit de l’organisme est sans appel.
« L’IVAC, c’est vraiment le pire des organismes administratifs, entre la CNESST, la SAAQ, même l’aide sociale, ce n’est pas peu dire. L’IVAC, c’est le pire, c’est le moins efficace », lance-t-il.
Il y a une certaine hypocrisie entre la parole et les actes des représentants de l’État, selon lui.
« En même temps qu’on dit qu’on veut aider les victimes et qu’on encourage les gens à demander de l’aide, on mandate les avocats du procureur général de s’opposer à leurs demandes et dire que c’est hors délais », dénonce M. Johnson.
Une rare « victoire »
Nancy Laporte a fini par obtenir gain de cause face à l’IVAC après des procédures qui auront duré au total neuf ans. La résidente de la Rive-Sud de Montréal a été agressée par un proche de 2 à 13 ans.
Victime de dépression à répétition et de problèmes de toxicomanie, elle est aussi atteinte de fibromyalgie.
Avant d’en arriver à toucher des indemnisations, elle a dû passer devant le tribunal à plusieurs reprises. Des épisodes douloureux, comme cette fois où une avocate du procureur général a avancé qu’elle cherchait à « faire un coup d’argent ».
« Ça m’a vraiment rentré dans le corps, parce que je n’étais pas là pour faire un coup d’argent. Je voulais juste qu’on reconnaisse mes droits et qu’on reconnaisse enfin dans ma vie que j’ai été lésée, qu’on ne m’a pas aidée, que oui j’ai eu une vie qui m’a apporté des séquelles, je ne les ai pas inventées ces séquelles-là. »
L’IVAC lui reconnaîtra finalement un taux d’invalidité de 68 %, ce qui lui octroie des prestations de 963 $ par mois, à vie.
« Je reçois le même montant que l’aide sociale pour une personne déclarée invalide, explique-t-elle. Au moins j’ai la paix, je n’ai plus de comptes à rendre, mon dossier est réglé. »
Ses indemnisations ne comprennent pas la couverture des médicaments qu’elle doit toujours prendre, et Nancy Laporte n’a plus accès à des services professionnels couverts. Pour le coup d’argent, on repassera, dit-elle.
Le médecin qui ne rencontre personne
Mme Laporte en a long à dire sur le bureau médical de l’IVAC, qui révise les dossiers et fixe les pourcentages d’indemnisations.
« Le médecin, il ne te voit pas, il ne sait pas qui tu es. Il ne m’a jamais examinée, il ne m’a jamais contactée, on ne s’est jamais parlé au téléphone. Qu’il prenne des décisions dans le dossier, je trouvais ça aberrant. »
Un point de vue que partage l’avocat Manuel Johnson. « Je ne dis pas que le médecin n’est pas compétent, mais dans son bureau, il lit le dossier. Il ne rencontre jamais la victime. Je ne sais pas s’il a des directives. Sûrement, parce que nous, on trouve toujours que le pourcentage d’invalidité fixé est minimaliste. »
« C’est proprement aberrant, parce que c’est automatiquement des cas de contestation, renchérit l’avocat Marc Bellemare. L’IVAC sait très bien que cette décision qu’elle va rendre là aujourd’hui va être portée en appel et va être réglée dans un délai de 3 à 4 ans. »
Des dépenses colossales
Il faut aussi s’attendre à débourser pour obtenir gain de cause face à l’IVAC, prévient Marc Bellemare. Il en coûte de 5000 à 10 000 $ en frais d’avocat si on n’est pas admissible à l’aide juridique. Autant, sinon plus, en frais d’experts médicaux. Des dépenses qui ne seront jamais remboursées, même si on obtient gain de cause.
Puis, contrairement à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail (CNESST) qui a des antennes dans chaque région, l’IVAC est désormais centralisée dans la métropole. C’est donc par téléphone, courrier et courriel qu’il faut communiquer avec l’organisme.
« Quand ça va mal, tu peux débarquer aux bureaux de la CNESST et dire à ton agent, entre quatre yeux, qu’il se trompe. Ça peut des fois favoriser un certain dialogue et un certain règlement. L’IVAC, ce n’est pas ça, c’est à l’autre bout de l’autoroute 20 à Montréal, c’est là que tout se décide. »
En 2016, l’IVAC a versé au total 110 millions de dollars en indemnisations pour tous les types de crime. Les agressions sexuelles constituaient 26 % des demandes acceptées par l’organisme. Derrière cette rigidité de l’IVAC, il n’y a fort probablement qu’une question financière, croit Me Manuel Johnson.
« C’est clairement une question que si on ouvre la porte à toutes ces demandes-là, ça va nous coûter trop cher. Mais les victimes peuvent rarement poursuivre leur agresseur au civil. Entre autres, l’agresseur doit être solvable. Chez la plupart des victimes, l’agresseur n’est pas un homme riche et célèbre, c’est leur oncle, leur père, un collègue de travail. »
L’IVAC critiquée en 2016
En 2016, la protectrice du citoyen dénonçait à son tour les façons de faire de l’IVAC vis-à-vis des victimes et avait formulé 33 recommandations à son endroit.
« À différentes étapes du processus, le régime d’indemnisation est géré pour exclure davantage [les victimes ] que pour leur accorder des services qui sont prévus », résumait alors la protectrice du citoyen, Raymonde Saint-Germain.
L’IVAC a refusé de nous accorder une entrevue dans le cadre de ce reportage. Dans un courriel, l’organisme indique toutefois avoir pris au sérieux ces recommandations et rappelle qu’un plan d’action pour réduire les délais a été mis en place par le ministère de la Justice en 2017.
Le temps de traitement d’une demande peut s’expliquer par plusieurs facteurs, précise l’IVAC. « S’il manque de la documentation permettant de faire la preuve […] de l’existence de l’acte criminel ou s’il manque de la documentation décrivant les blessures physiques et psychologiques qui découlent de l’acte criminel, ces situations peuvent entraîner des délais », a notamment précisé une porte-parole.
Persister, « malgré les malgré »
Le chemin de l’indemnisation est long et parsemé d’embûches, convient Nancy Laporte qui a accepté de parler publiquement de son histoire pour la première fois, parce que peu de victimes se rendent jusqu’au bout.
« C’est tellement compliqué et on se sent tellement comme des moins que rien. Le message que je veux lancer, c’est que les gens ne lâchent pas malgré [le fait] que ce n’est pas toujours facile; c’est de continuer à se battre pour que les choses changent et que les choses évoluent. »