Fiasco SAAQclic – La SAAQ au bord du gouffre
La transformation numérique de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ), dont SAAQclic est l’élément phare, devait lui permettre d’éliminer son déficit. Elle l’a plutôt menée au bord du gouffre financier. Pour l’en sortir, son conseil d’administration aurait envisagé de piger dans le fonds servant à indemniser les accidentés de la route, « le trésor des Québécois ». Une idée qualifiée de « totalement immorale » par l’avocat Marc Bellemare, interrogé par La Presse.
Le déficit cumulé de la SAAQ atteindra bientôt un milliard, selon l’ancien directeur de la vérification interne de la société, Daniel Pelletier, qui a conclu mardi son témoignage choc devant la commission Gallant.
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Daniel Pelletier, ancien directeur de la vérification interne de la SAAQ
En s’appuyant sur les plus récents états financiers de l’organisme parapublic, cet ancien comptable a souligné que le déficit s’est creusé, pendant que grimpaient en flèche les coûts de la transformation numérique, connue sous le nom de Carrefour des services d’affaires (CASA), et dont SAAQclic faisait partie.
Un revirement majeur pour cette société d’État puisqu’au début du projet CASA, en 2013, ce déficit était d’environ 35 millions, a rappelé Daniel Pelletier.
Une situation « déjà serrée »
En décembre dernier, les emprunts de la Société s’élevaient déjà à 761 millions, alors qu’elle était autorisée par le gouvernement à emprunter tout au plus 817 millions. « La situation est quand même assez serrée et les déficits […] continuent de s’accumuler », a souligné Daniel Pelletier.
Et la situation n’est pas près de s’améliorer puisque les frais d’administration de la SAAQ ont bondi « du simple au double » durant le programme CASA, a-t-il ajouté.
Ces frais sont passés de 416 millions par année en 2016 à 773 millions par année en 2024.
Une partie de cette augmentation s’explique par la hausse de près de 50 % du personnel de la SAAQ au cours de la même période, alors que CASA « était censé permettre de réduire les effectifs », a rappelé M. Pelletier.
« Et le projet CASA devait permettre d’essuyer le déficit », a ironisé le commissaire Denis Gallant, en écoutant le témoignage.
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Le commissaire Denis Gallant
« Le trésor des Québécois »
Face à cette situation, le comité d’audit du conseil d’administration de la SAAQ a analysé la possibilité de piger dans le fonds destiné à indemniser les accidentés de la route. Du moins, au moment du départ de Daniel Pelletier de l’organisation, en juillet 2024.
Qu’est-ce que le Fonds d’assurance automobile du Québec ?
Les contributions d’assurance perçues par la SAAQ à même le paiement du permis de conduire et de l’immatriculation des véhicules des Québécois alimentent le Fonds d’assurance automobile du Québec, qui est administré comme fiduciaire par la SAAQ, mais gardé par la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ). Sa valeur varie d’année en année de 1,4 à 1,5 milliard, selon Daniel Pelletier. Cet argent sert à indemniser les victimes d’un accident de la route et à mener des activités de prévention et de promotion en sécurité routière. « C’est le trésor des Québécois pour les accidentés », a résumé l’ancien directeur de la vérification interne à la SAAQ.
Le conseil de la SAAQ envisageait d’y puiser entre 125 et 130 millions par année pour couvrir une partie des frais d’administration, a-t-il affirmé, ajoutant que ça le « rendait frileux ».
« Pour faire ça, il y a plusieurs règles à respecter, ce n’est pas une marche dans le parc », a-t-il reconnu.
Les retraits dans le fonds d’indemnisation devaient commencer en 2026, après avoir été autorisés par les auditeurs externes de la SAAQ, parmi lesquels se trouve le Vérificateur général du Québec.
Pour justifier le recours à ces sommes, les partisans de cette option soulignaient que certaines dépenses, comme des activités de sécurité routière, sont payées par la SAAQ, alors qu’elles devraient être financées par le fonds d’assurance, a expliqué Daniel Pelletier.
Mais pourquoi ce changement n’a pas été fait au cours des 25 dernières années ? Pourquoi ça tombe là, quand, oups, la Société a un déficit ? La question se pose.
Daniel Pelletier, ancien directeur de la vérification interne de la SAAQ
La SAAQ a indiqué ne pas vouloir commenter étant donné l’enquête publique en cours.
Une option « totalement immorale »
« C’est totalement immoral de penser à toucher à ce fonds », a lâché Me Marc Bellemare, ancien ministre de la Justice et avocat spécialisé dans le domaine des accidents de la route et des victimes d’actes criminels, en entrevue avec La Presse. « Et ça me rappelle de très mauvais souvenirs. »
Dès la fin des années 1980 et jusqu’au milieu des années 1990, l’Assemblée nationale avait adopté une série de lois permettant au gouvernement de puiser dans les surplus de ce fonds, qui fut « soulagé » d’un total de 2,2 milliards de dollars – une décision reconnue comme légale par la Cour d’appel, en 1996.
Mais lorsque des surplus quittent les caisses de la SAAQ, « les victimes ont plus de difficultés à être indemnisées, car la SAAQ resserre ses finances et renforce ses contrôles », soutient Me Marc Bellemare.
Autrement dit, « on pénalise les accidentés de la route. C’est catastrophique », renchérit en entrevue la directrice générale de l’Association pour les droits des accidentés, Mélanie Patenaude.
Elle-même signale recevoir dernièrement de plus en plus d’appels de victimes ayant de la difficulté à faire reconnaître leur invalidité et à toucher des indemnités.
L’actuel PDG éclaboussé
Le témoignage de Daniel Pelletier a été autrement riche en révélations. Et pour la première fois depuis le début de la commission Gallant, l’actuel PDG de la SAAQ, Éric Ducharme, est éclaboussé.
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Éric Ducharme, PDG de la SAAQ
L’affaire est liée à la firme PricewaterhouseCoopers (PwC), que l’ancien PDG Denis Marsolais avait embauchée, à la demande de Daniel Pelletier, pour faire l’examen de l’avancement de CASA en 2022.
Déçu des conclusions de la firme, Daniel Pelletier découvre par la suite que PwC jouait également le rôle de vérificateur financier du géant IBM. Or, grâce à sa branche LGS, IBM faisait partie de « l’Alliance » ayant remporté le contrat de CASA, en partenariat avec le géant allemand SAP.
Voyant là une « apparence de conflit d’intérêts », il en informe le nouveau PDG de la SAAQ, Éric Ducharme, qui a de nouveau fait appel à PwC pour faire la lumière sur le déploiement de ratés de SAAQclic, en février 2023.
Le bureau d’Éric Ducharme lui répond toutefois que ce dernier n’a « pas de problème » avec le double rôle de PwC.
La ministre des Transports, Geneviève Guilbault, a exprimé à plusieurs reprises son mécontentement sur la gestion de la SAAQ, même après le lancement raté de SAAQclic. Notamment dans le feuilleton du dépôt du rapport financier avec des mois de retard, qui lui a valu un outrage au Parlement de la présidente de l’Assemblée nationale, Nathalie Roy.
« Tout à fait faux »
L’ancien directeur de la vérification a également fait valoir durant la journée que les justifications derrière l’ajout de 222 millions au contrat de l’Alliance ne tenaient pas la route. Le PDG de SAAQ à l’époque, Denis Marsolais, se faisait « bullshiter » à ce sujet par le responsable de CASA, Karl Malenfant, a-t-il soutenu devant le commissaire Denis Gallant.
Daniel Pelletier a également taillé en pièces l’argument par lequel la transformation numérique de la SAAQ a été lancée en 2013, soit que ses systèmes informatiques étaient désuets et que les entretenir aurait coûté 10 millions par année.
« C’est tout à fait faux », a-t-il déclaré au commissaire, qui le questionnait à ce propos après que plusieurs anciens membres du conseil d’administration eurent évoqué ce risque. « Si c’était le cas, le Fonds d’assurance serait grandement en danger parce qu’il est toujours sur les vieux systèmes », a-t-il souligné.
« Est-ce qu’il n’aurait pas été préférable de dépenser 10 millions par année plutôt que de vivre ce qu’on est en train de vivre ? La question se pose », a-t-il conclu.
Daniel Pelletier doit être contre-interrogé mercredi matin.
Avec la collaboration de Tommy Chouinard, La Presse
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