Pourquoi roule-t-on à 20 km/h au-dessus de la limite au Québec ?

Nicolas Bérubé

NICOLAS BÉRUBÉLA PRESSE

Cause numéro un des morts et des blessures graves sur les routes, la vitesse excessive est monnaie courante au Québec. Les plus de 250 000 constats d’infraction pour excès de vitesse remis au Québec en 2021 par la Sûreté du Québec ne sont que la pointe de l’iceberg.

Placez-vous le long d’une route dont la limite de vitesse est de 30 km/h au Québec et vous verrez rapidement des conducteurs rouler à 50 km/h sans être inquiétés.

Une route à 50 km/h ? Des bolides de verre et de métal pesant 2500 kilos y sont souvent déplacés à 70 km/h sans que personne ne lève le petit doigt – sauf peut-être le majeur d’un automobiliste si un conducteur a le malheur de respecter la limite.

Et les maximums fixés à 70 km/h ou à 90 km/h ne sont que des suggestions : des conducteurs pensent tout simplement qu’ils sont sur une autoroute, rendant impossibles les déplacements sécuritaires en transport actif, comme la marche, le vélo ou le vélo électrique le long de ces axes présents partout dans la province.

Photo d'un accident de plusieurs voitures sur la route au Québec

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

La vitesse est la principale cause de morts et de blessés graves sur les routes du Québec.

Pourquoi la vitesse excessive des automobilistes est-elle si courante et tolérée au Québec ?

Des interceptions limitées

Pour le coroner Yvon Garneau, qui s’intéresse depuis longtemps à la sécurité routière, le fait qu’une vitesse excessive soit courante vient du fait que les policiers s’attaquent en priorité aux cas extrêmes.

Un policier intercepteur sur l’autoroute sait bien que pendant qu’il intercepte un conducteur à 118 km/h, plusieurs conducteurs passeront à 130 ou 140, ou ralentiront seulement s’ils le voient. Ça incite les policiers à se concentrer sur les conducteurs les plus à risque, ceux qui roulent à plus de 120 km/h par exemple, pour avoir un meilleur impact sur la sécurité routière.

Yvon Garneau, coroner

Un des effets secondaires de cette méthode est que les policiers vont dans les faits permettre une vitesse excessive la plupart du temps.

Photo d'un agent de police surveillant la vitesse des automobilistes en ville

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Plus de huit contraventions sur dix distribuées par le SPVM depuis le début de l’année ont été à des conducteurs roulant à plus de 20 km/h au-dessus de la limite.

Les données du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) sont éloquentes à ce sujet. La vaste majorité (83 %) des contraventions remises depuis le début de 2023 ont été distribuées à des conducteurs surpris à rouler à plus de 20 km/h au-dessus de la limite.

« Mais quand ils sont en nombre suffisant, ou lors d’opérations spéciales, les policiers abaissent habituellement la tolérance en fonction de leur capacité à intercepter les conducteurs fautifs », note M. Garneau.

Photo d'un panneau indiquant la présence d'un radar sur une route du Québec

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Les radars photo n’ont pas la même tolérance que les policiers. Un dépassement de la vitesse maximale permise de 5 à 8 km/h entraîne systématiquement une contravention.

Toute tolérance disparaît avec les radars photo, explique-t-il. « Dans ce cas, l’infraction est constatée systématiquement lorsque la vitesse dépasse la limite de 5 à 8 km/h habituellement et selon la dangerosité les endroits. » Le ministère des Transports et de la Mobilité durable songe à faire passer le nombre de radars photo sur les routes du Québec de 54 à environ 250 d’ici 2028.

Questionné sur la vitesse excessive observée sur les routes du Québec, le service des relations médias de la Sûreté du Québec répond : « Dès qu’un conducteur excède la limite de vitesse maximale permise, il s’expose à recevoir un constat d’infraction. Différents facteurs, tels que les conditions climatiques, l’état de la chaussée, la configuration de la route, la densité de la circulation et la visibilité, sont considérés lors de la constatation d’une infraction. »

Le Québec punit peu les excès de vitesse

Dans certains pays et certains États, les excès de vitesse sont punis plus sévèrement qu’au Québec.

Par exemple, rouler à 70 km/h dans une zone de 50 km/h entraînera une amende de 55 $ au Québec. En Norvège, cette infraction est assortie d’une amende de 7800 couronnes norvégiennes (976 dollars canadiens).

Dans ce pays, la limite affichée est la vitesse maximale à laquelle il est permis de se déplacer au volant d’un véhicule motorisé, note Christoffer Solstad Steen, porte-parole de Trygg Trafikk, une organisation non gouvernementale norvégienne.

Si vous roulez à 40 km/h dans une zone de 30 km/h et qu’un policier vous voit, vous allez avoir une contravention. On ne peut pas rouler plus vite que la vitesse autorisée.

Christoffer Solstad Steen, porte-parole de Trygg Trafikk, une ONG norvégienne

Les déplacements en véhicules motorisés provoquent beaucoup moins de morts et de blessés graves en Norvège. À titre d’exemple, 392 personnes sont mortes sur les routes du Québec en 2022. C’est 4,6 morts par tranche de 100 000 habitants. En Norvège, 118 personnes sont mortes la même année. C’est 2,2 morts par tranche de 100 000 habitants, soit environ 50 % de moins qu’au Québec.

Si le Québec avait le même taux de mortalité dû aux déplacements des véhicules motorisés que la Norvège, 207 personnes mortes sur les routes de la province en 2022 seraient toujours en vie aujourd’hui. C’est plus d’une mort évitée tous les deux jours.

« Manque de courage politique »

Pour Marc Bellemare, avocat spécialisé dans le domaine des accidents de la route, c’est le manque de courage politique à Québec qui permet à cette situation de « bar ouvert de la vitesse » de perdurer.

« Au Québec, la sécurité routière, c’est gros parleurs, petits faiseurs, dit-il. Les politiciens sont bons pour donner des discours et dire les bonnes choses. Mais quand vient le temps de resserrer les contrôles, de sévir au Parlement ou devant les tribunaux, ils sont absents. »

L’annonce récente de la ministre des Transports, Geneviève Guilbault, d’une série de mesures pour s’attaquer à la détérioration du bilan routier, comme l’augmentation des amendes pour des infractions contre les piétons et les cyclistes, la réduction de vitesse en zone scolaire et la hausse du nombre de radars photo, l’a « très déçu », dit-il.

Marc Bellemare adossé à un arbre

PHOTO YAN DOUBLET, ARCHIVES LE SOLEIL

Marc Bellemare, avocat

Ça prend un projet de loi. Il est où, le projet de loi ? À ma connaissance, rien n’a été déposé. La motivation derrière tout ça, le décès de la jeune Ukrainienne de 7 ans tuée par un conducteur à Montréal et qui a choqué tout le Québec, est survenu en décembre 2022. Depuis, rien n’a changé.

Marc Bellemare, avocat

« Rien n’est opérationnel. Personne n’a ralenti d’un poil sur les routes du Québec. Tout ce que la ministre dit tient sur un bout de papier. C’est ça, le Québec : on parle beaucoup, mais on n’agit pas », dit MBellemare, rappelant que le Québec demeure la seule province du Canada à ne pas imposer de sanctions administratives dès que l’alcoolémie des conducteurs atteint 0,05, même si les risques de collision augmentent fortement au-delà de ce seuil.

Le fait que le réseau routier est peu surveillé au Québec « n’est un secret pour personne », dit-il.

« Sans surveillance, il n’y a pas de crainte. Et sans crainte, tout le monde fait ce qu’il veut. Ceux qui reçoivent un ticket rationalisent et se disent que, sur le nombre de fois qu’ils ont enfreint la limite, ce n’est pas si pire… Pendant ce temps-là, le bilan routier se détériore, les véhicules sont de plus en plus gros, de plus en plus nombreux, et de plus en plus puissants. Le culte de la vitesse est encore très présent. »

31 %

Proportion des accidents mortels au Québec dans lesquels la vitesse excessive est en cause. Cette proportion grimpe à 51 % dans le cas d’accidents mortels impliquant de jeunes conducteurs.

Source : SAAQ

251 802

C’est le nombre de constats d’infraction pour vitesse excessive remis par la Sûreté du Québec dans la province en 2021

Source : Sûreté du Québec

36 886

C’est le nombre de constats d’infraction pour vitesse excessive remis par le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) entre le 1er janvier et le 31 août 2023.

Source : SPVM

DES PAYS PLUS SÉVÈRES

En France, les radars photo installés dans les rues appliquent une tolérance de 5 km/h pour les vitesses de moins de 100 km/h. Donc rouler à 55 km/h dans une zone de 50 km/h n’entraînera pas l’émission d’une contravention, alors que rouler à 56 km/h en entraînera une. Pour les vitesses de plus de 100 km/h, une tolérance de 5 % est appliquée.

La France a aussi cessé d’annoncer la présence de radars photo depuis une décennie. Les excès de vitesse qui dépassent de 50 km/h la limite entraînent une suspension de trois ans du permis de conduire, contre sept jours pour la même infraction au Québec. En cas de récidive, le conducteur fautif en France s’expose à trois mois d’emprisonnement.

En Finlande, l’amende à payer représente un pourcentage du revenu annuel du conducteur fautif. Il y a quelques années, Reima Kuisla, un homme d’affaires finlandais, a reçu une amende de 54 000 euros (79 000 dollars canadiens) pour avoir roulé à 103 km/h dans une zone de 80 km/h. L’amende a été calculée en fonction de ses revenus annuels, qui étaient de 6,5 millions d’euros (9,6 millions de dollars canadiens) cette année-là.

En Suède, rouler de 1 à 10 km/h au-dessus de la limite sur une route où la limite est de 50 km/h ou moins entraîne une amende de 2000 couronnes suédoises (242 dollars canadiens). Au Québec, l’amende pour une faute équivalent est de 25 $. Les grands excès de vitesse (30 km/h ou plus au-dessus de la limite permise), eux, peuvent entraîner une amende et aller jusqu’au retrait du permis de conduire pour une durée de trois ans, selon le gouvernement suédois. Au Québec, même une quatrième infraction lors d’un grand excès de vitesse entraîne, en plus d’une amende, un retrait du permis pendant 60 jours maximum.

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