Tracteur à la dérive sur les plaines d’Abraham: un travailleur sera indemnisé
Le travailleur a reçu des diagnostics de stress aigu, de stress post-traumatique, de trouble de l’adaptation avec humeur anxiodépressive et de dépression majeure à la suite des événements du 30 juillet 2018. (Archives La Presse)
Par Élisabeth Fleury, Le Soleil|27 juin 2023
Un travailleur a bel et bien subi une lésion professionnelle de nature psychologique sur les Plaines d’Abraham le 30 juillet 2018, a tranché le Tribunal administratif du travail (TAT). En cause : un tracteur à gazon parti à la dérive.
L’homme, qui travaille comme contremaître pour une entreprise d’entretien paysager, supervise les travaux de tonte de pelouse sur les Plaines lorsque deux incidents se produisent à quelques minutes d’intervalle, rapporte le TAT dans sa décision rendue la semaine dernière.Dans un premier temps, le travailleur doit intervenir auprès d’une personne dont le véhicule a été atteint par un caillou projeté accidentellement par le tracteur à gazon opéré par un de ses employés. La vitre arrière du côté passager est fracassée.
Alors qu’il discute avec le propriétaire du véhicule impliqué, l’employé qui a accidentellement projeté le caillou s’approche d’eux, laissant son tracteur à gazon sans surveillance alors qu’il est toujours en marche.
« Le tracteur se met alors à dévaler le cap en direction de la Terrasse Dufferin. Il saute un premier muret avec vacarme et se retrouve dans une descente utilisée par les touristes avant de sauter un second muret et de disparaître de la vue du travailleur. Il termine sa course plus bas », raconte le TAT.
« Bien qu’au départ, le travailleur voyait la trajectoire du tracteur à gazon, à un certain moment, le tracteur est disparu de sa vue. Il ne pouvait alors que percevoir le vacarme causé par les impacts entre le tracteur à gazon et les murets. Le travailleur a eu très peur et a craint que, dans sa course, le tracteur ait blessé, voire tué, des touristes déambulant dans le secteur. »— Le TAT dans sa décision rendue le 22 juin
Traumatisé par cet événement qui aurait pu avoir des conséquences tragiques en raison du fort achalandage de touristes en cette période de l’année, le contremaître consulte son médecin. Des diagnostics d’état de stress aigu et d’état de stress post-traumatique sont posés, auxquels s’ajouteront plus tard ceux de trouble de l’adaptation avec humeur anxiodépressive et de dépression majeure.Malgré ces diagnostics et les symptômes ressentis en lien avec ceux-ci, le travailleur continue de travailler, mais son médecin recommande certains allégements, notamment qu’il ne soit plus en contact direct avec la clientèle en raison de son irritabilité, précise-t-on dans la décision du TAT.
Lien de causalité entre les événements et les diagnostics
Le travailleur dépose une réclamation pour une lésion professionnelle de nature psychologique auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), qui la refuse au motif qu’il ne s’agit pas d’un accident du travail.Tant l’employeur que la CNESST soutiennent qu’il n’existe pas de lien de causalité entre les événements décrits et les diagnostics posés. Selon l’employeur, ces diagnostics relèveraient plutôt d’autres agents stresseurs vécus par le travailleur, dont des problèmes de consommation d’alcool et de nature conjugale ainsi que des conflits de travail.L’avocat du travailleur, Me Marc Bellemare, plaide pour sa part que son client a été victime d’un «événement imprévu et soudain au cours duquel il a craint le pire pour les gens déambulant sur les Plaines d’Abraham en cette période touristique de grand achalandage». Selon lui, l’existence d’un lien de causalité entre les événements du 30 juillet 2018 et les diagnostics posés ne fait aucun doute.
Durant sa course survenue en période de grand achalandage, le tracteur à gazon a emprunté une descente utilisée par les touristes et sauté deux murets. (Photothèque Le Soleil/Photothèque Le Soleil)
C’est aussi ce que croit la juge administrative Ann Quigley, qui ne voit pas, dans la preuve offerte, « d’autres événements personnels contemporains et potentiellement traumatiques ou singuliers que le médecin aurait omis de considérer dans le cadre de son évaluation ».Le TAT retient notamment que le travailleur ne prenait plus d’alcool depuis trois ans, mais qu’il aurait recommencé à boire après l’événement du 30 juillet 2018 « pour diminuer l’anxiété et les ruminations ».Il accorde également une valeur probante aux notes prises par une psychiatre, qui font état de la réactivation de souvenirs du travailleur postérieurement à l’événement du 30 juillet 2018 « en lien avec la découverte d’un homme mort foudroyé sur les Plaines d’Abraham, un accident d’automobile et certains événements de violence vécus dans son adolescence ».
Un réel traumatisme
Le Tribunal se dit du reste convaincu que le travailleur a « réellement craint pour la sécurité des touristes ».Reprenant son témoignage, la juge Ann Quigley souligne que le tracteur à gazon en cause en est un avec traction frontale d’une largeur de quatre à cinq pieds dont le poids est estimé à 3000 livres, et que l’expérience du travailleur à titre de contremaître ainsi que sa connaissance des lieux « lui permettaient de craindre le pire, particulièrement en raison de la vitesse prise par le tracteur dans sa descente, de son poids, du vacarme occasionné par chacun des impacts et de la trajectoire empruntée ».Si le premier incident, soit le caillou projeté dans la vitre d’un véhicule, ne déborde pas du cadre normal et habituel du travail, il n’en va pas de même pour le second, juge le TAT.
« Comme il le mentionne dans son témoignage, le travailleur n’a jamais été témoin d’une telle situation, malgré ses nombreuses années chez l’employeur. Selon son analyse de la situation, les circonstances ayant mené à la perte de contrôle du tracteur à gazon découlent de l’inexpérience de l’opérateur de ce tracteur, âgé de 18 ans, et d’une importante distraction, voire d’insouciance, de sa part. L’actionnement du frein avant de débarquer du tracteur à gazon constitue une mesure de prudence élémentaire, surtout dans un endroit comportant un certain escarpement, comme les champs de bataille nationaux […] »— La juge administrative Ann Quigley
L’ensemble des autres stresseurs vécus par le travailleur, y compris la perte de son emploi en 2019, «s’effectuent tous sur fond de troubles psychologiques diagnostiqués en lien avec l’événement du 30 juillet 2018», estime le TAT.Pour le Tribunal, il est clair que le travailleur a subi ce jour-là une lésion professionnelle, soit un état de stress aigu, un état de stress post-traumatique, un trouble de l’adaptation avec humeur anxiodépressive et une dépression majeure, et qu’il est donc admissible aux prestations prévues par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles.
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